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Copyright Valentine Gray & Editions Ovadia - Au Pays Rêvé 2024

La Comète, chapitre XV de l'édition augmentée à paraitre (avec une nouvelle couverture).

XV Le Mont Vertical

Assis sur ma Comète, je me sentais désemparé. L’aliénation horizontale dans le multiple, la dispersion, le phénoménal, de l’homo mediaticus numericus, m’atterrait. Les mécanismes neuropsychologiques symboliques de l’horizontalité entraînaient des conséquences dévastatrices sur les plans psychologiques et sociologiques. Ils ne voyaient plus la lumière, hormis celle de leurs écrans. Les cerveaux plongeaient dans les ténèbres, ne s’exprimaient plus que de façon binaire, comme l’informatique ; la pensée privée de support linguistique et de données fiables et structurées se radicalisait. Même le langage était coloré du monde horizontal et souterrain, comme celui adopté pour les « mineurs » de monnaie numérique, d’ailleurs appelées cryptomonnaies. J’avais l’impression d’avoir vu un conte d’outre-tombe. La Comète tenta de me réconforter : 
-    Ce n’était qu’un futur possible, une hypothèse d’après la trajectoire que suivent les humains.
-    Ils vont droit dans le mur ! Ne le comprennent-ils donc pas ?
-    Il existe des mécanismes qui dépassent la raison.
-    Inconscients ? 
-    Oh ! C’est encore bien plus subtil et fondamental ! Et en même temps très simple.
Ma curiosité se réveilla. - Explique-moi Comète ! 
-    Cela tient à la position de la tête. Les émotions primaires innées existent dès la naissance. Elles permettent de fournir des réponses émotionnelles aux stimuli venant de l’intérieur et de l’extérieur du corps. Des circuits neuronaux analysent en particulier la position de la tête, si elle regarde vers le haut ou le bas, la verticalité, l’horizontalité. Or ils ont un rôle central dans les mécanismes cérébraux impliqués dans l’évaluation émotionnelle et instinctive du « bien » et du « mal ».
-    Le sens moral ?
-    Oui !
-    C’est de la neuroscience. Mais très peu d’humains en sont informés au moment où nous visitons la Terre.
Je réfléchis longuement. Puis il me vint une idée. 
-    Comète ! Je retourne sur Terre ! 
Je détachai un morceau de la Comète et entrepris la descente vers les Alpes, en Suisse. J’atterris sur une zone rocheuse, ruisselante de brouillard, au lever du jour. Le brouillard dense m’oppressait. Les lignes des roches étaient absorbées, les sons étouffés. Je m’assis sur une aspérité saillante, les jambes pendantes, et attendis. C’était un de ces matins de froid intense. Le brouillard devint plus blanc et sembla s’illuminer de l’intérieur. Sa densité diminuait doucement sous les rayons du soleil matinal. Puis une éclaircie survint, écartant le rideau blanc juste devant moi. Je ne pus retenir un cri : sous mes pieds s’ouvrait un précipice que le brouillard rendait encore plus abyssal. Je collai mon dos à la paroi, tremblant et désorienté par l’absence de repères visuels. Ma tête tournait. Doucement, le brouillard se changea en voiles plus fins, trainant délicatement un ruban scintillant sur la neige glacée d’une tour de rochers instables. Un banc dormait encore au fond de la vallée et réfléchissait la lumière. Soudain, une montagne immense, couverte de neiges éternelles, une pyramide parfaite, isolée et plus haute que les autres, s’éleva au-dessus des brumes, majestueuse et étincelante sous la double lumière venue du ciel et réfléchie par le brouillard de la vallée. J’eu le souffle coupé. Je tremblais d’émotion. La montagne semblait flotter, suspendue, spectacle irréel, surnaturel et fascinant. Je ne pouvais détacher mon regard de cette montagne extraordinaire. Une pyramide étincelante en plein ciel, au plus haut de l’azur. Puis les rayons du soleil franchirent les montagnes et l’inondèrent d’ors. Mon regard se déplaça de la face Est vers la face Nord, qui se prolongeait par une échine monumentale. Dans la brume ténue, je croyais voir un gigantesque Sphinx ; elle avait quelque chose d’animal, le museau levé vers le ciel, regardant les étoiles au-delà, qu’elle seule pouvait voir.  J’aurais voulu avoir des ailes pour la rejoindre. Je songeai alors à un autre endroit connu des êtres humains qui voulaient, eux aussi, rejoindre ces montagnes, une zone célèbre pour ses multiples sommets, aiguilles, parois, dalles, pitons, éperons, rochers, glaciers, cascades de glace, et pour un sommet particulier, le plus haut des Alpes. Je saisis mes jumelles et les réglai sur Chamonix, année 1971… ah ! Une première hivernale dans les Grandes Jorasses ! Je me transportai sur place en février 1971 et atterri non loin d’une cordée de deux alpinistes, sur la face Nord. Je pouvais aussi apercevoir une autre cordée, qui grimpait sur une voie déjà ouverte. L’ascension des deux cordées semblait difficile. Curieux, j’accédai à la littérature alpestre pour découvrir ce que les hommes racontent de ces ascensions, ce qu’elles disent d’eux et du pourquoi. Bien souvent, ils ne pouvaient pas l’expliquer aux profanes, comme si la seule façon de le comprendre était… de les Vivre. Il existait là quelque chose d’unique à Vivre, qui n’existe nulle part ailleurs que dans les parois abruptes, les couloirs de glace et les sommets, dans le froid glacial et l’air ténu, à proximité du vide et des précipices, et dans aucune autre activité. 
Une grosse pierre tomba d’un surplomb et me frôla, entraînant avec elle une coulée de neige poudreuse qui glissa dans un froissement glacé tout autour de moi. Je saisis mon casque et l’ajustai sur ma tête. Je sortis les antennes, déterminé à connaître les ressorts de cette curieuse passion humaine. Et puisqu’ils leur échappaient, je décidai de fouiller dans les cerveaux des Homo Alpinus de ces deux cordées. Deux des alpinistes grimpaient depuis vingt ans. Je défrichai d’abord les motivations les plus simples : goût de ce sport, de la nature, du monde minéral, des grands espaces, des panoramas magnifiques, de l’aventure, du dépassement de soi, de l’esprit d’équipe, parfois du risque, mesuré ou pas, car le secours en montagne, dans les années 50, 60, 70 était réduit et le matériel limité. Le besoin de s’éloigner de la civilisation, de prendre du recul sur sa vie aussi. Je vis la passion, émotion affective la plus humaine. Je vis les effets de la marche d’approche, qui leur fait quitter leur monde confortable, met le corps et le cerveau en mouvement vers ce qu’il attend et en même temps vers l’inconnu, l’ouvre à la pensée, comme la marche de la démarche philosophique. Puis j’explorai plus profondément leurs souvenirs, sensations, mécanismes neuronaux, dans leur mémoire mais aussi au cours de leur escalade, que je suivais sur plusieurs jours. Ces parois, tangibles, fournissaient des données concrètes et précises au cerveau. Les stimuli sensoriels et le plaisir kinesthésique du mouvement, de la finesse de prises parfois minuscules ou des pas qui tâtent le pont de neige franchissant la crevasse, du pas lent et cadencé dans les pentes abruptes, allumaient toutes les zones cérébrales. Le cerveau fonctionnait à plein régime, et pourtant ils ne pensaient à rien, rien d’autre qu’une concentration totale, en ces lieux grandioses où l’erreur est souvent fatale, sur la paroi, la traversée du glacier entre séracs et crevasses profondes, entre éboulements de pierres et avalanches, dans un froid intense, dans le vent glacial, sous l’orage ou la tempête de neige, comme je le voyais dans un souvenir d’ascension de l’Everest. En-dessous d’eux, un vide de plusieurs centaines de mètres, à pic, vertigineux, mortel. Je vis l’homme face à son destin, à la vérité, l’authenticité, offerts par ces immensités grandioses et immuables qui touchent le ciel, par l’absolu et aussi la proximité de la mort. L’homme utilise à fond son intuition, ses instincts, en même temps que sa pensée s’ouvre encore. La mort est acceptée comme inéluctable, un jour ou l’autre et pour tous, pour ne plus y penser. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », disait Montaigne. Ce que l’Homo Alpinus trouve dans l’ascension, c’est précisément l’Ascension, un état mental et spirituel plus important, plus beau et plus grand que l’existence, qui forge l’Esprit de cordée, que les alpinistes rapportent ensuite à ceux qui sont restés dans la vallée, par ce qu’ils sont advenus eux-mêmes. Les mécanismes neuropsychologiques symboliques liés au vertical et à l’altitude entraînent des répercussions considérables sur les plans psychologiques et sociologiques. Car les hommes gravissent des sommets depuis l’origine de l’Humanité, pour accéder à l’autre côté de ces barrières à l’aspect infranchissable et terrifiant, et s’installer autre part ou poursuivre leur route. Cet héritage ancestral, remontant aux origines de l’Humanité, est le patrimoine de l’inconscient collectif. Sa puissance est inouïe, elle s’éveille en voyant une montagne élevée et donne le sentiment que la montagne attire à elle irrésistiblement, comme un aimant puissant, parce qu’elle répond, en réalité, à un appel qui vient du plus profond des êtres humains et des temps les plus reculés d l’Humanité.

 

 

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